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ELECTRE Jean Giraudoux
Sur Scène Electre, Oreste et le mendiant

LE MENDIANT : – C’est l’histoire de ce poussé ou pas poussé que je voudrais bien tirer au clair. Car, selon que c’est l’un ou l’autre, c’est la vérité ou le mensonge qui habite Électre, soit qu’elle mente sciemment, soit que sa mémoire devienne mensongère. Moi je ne crois pas qu’elle ait poussé. Regardez-la : à deux pouces au-dessus du sol, elle tient son frère endormi aussi serré qu’au-dessus d’un abîme. Il va rêver qu’il tombe, évidemment, mais cela vient du cœur, elle n’y est pour rien. Tandis que la reine a une ressemblance : elle ressemble à ces boulangères qui ne se baissent même pas pour ramasser leur monnaie, et aussi à ces chiennes griffonnes qui étouffent leur plus beau petit pendant leur sommeil. Après, elles le lèchent comme la reine vient de lécher Oreste, mais on n’a jamais fait d’enfant avec la salive. On voit l’histoire comme si l’on y était. Tout s’explique, si vous supposez que la reine s’est mis une broche en diamants et qu’un chat blanc est passé. Elle tient Électre sur le bras droit, car la fille est déjà lourde ; elle tient le bébé sur l’autre, un peu éloigné d’elle, pour qu’il ne s’égratigne pas à la broche ou qu’il ne la lui enfonce pas dans la peau… C’est une épingle à reine, pas une épingle à nourrice… Et l’enfant voit le chat blanc, c’est magnifique, un chat blanc, c’est de la vie blanche, c’est du poil blanc : ses yeux le tirent, et il bascule… Et c’est une femme égoïste. Car, de toute façon, en voyant chavirer l’enfant, elle n’avait pour le retenir qu’à libérer son bras droit de la petite Électre, à lancer la petite Électre au loin sur le marbre, à se ficher de la petite Électre. Qu’elle se casse la gueule, la petite Électre, pourvu que vive et soit intact le fils du roi des rois ! Mais elle est égoïste. Pour elle, la femme compte autant que l’homme, parce qu’elle en est une ; le ventre autant que la souche, parce qu’elle est un ventre ; elle ne songe pas une seconde à détruire cette fille à ventre pour sauver ce fils à souche, et elle garde Électre. Tandis que voyez Électre. Elle s’est déclarée dans les bras de son frère. Et elle a raison. Elle ne pouvait trouver d’occasion meilleure. La fraternité est ce qui distingue les humains. Les animaux ne connaissent que l’amour… les chats, les perruches, et cætera ; ils n’ont de fraternité que de pelage. Pour trouver des frères, ils sont obligés d’aimer les hommes, de faire la retape aux hommes… Qu’est-ce qu’il fait, le petit canard, quand il se détache de la bande des canards, et de son petit œil tendre pétillant sur sa joue inclinée de canard, il vient nous regarder, nous autres humains, manger ou bricoler, c’est qu’il sait que c’est nous son frère l’homme et son frère la femme. J’en ai pris ainsi à la main, des petits canards, je n’ai plus eu qu’à leur tordre le cou, parce qu’ils s’approchaient avec leur fraternité, parce qu’ils essayaient de comprendre ce que je faisais, moi leur frère, à couper ma croûte de fromage en y rajoutant de l’oignon. Frère des canards, voilà notre vrai titre, car cette petite tête qu’ils plongent dans la vase pour barboter têtard et salamandre, quand ils la dressent vers l’homme toute mordorée et bleue, elle n’est plus que propreté, intelligence et tendresse – immangeable d’ailleurs, la cervelle exceptée… Moi je me charge de leur apprendre à pleurer, à des têtes de canard !… Électre n’a donc pas poussé Oreste ! Ce qui fait que tout ce qu’elle dit est légitime, tout ce qu’elle entreprend sans conteste. Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche. De sorte que si elle tue, comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d’elle, c’est parce qu’elle a raison ! C’est que si l’âme d’une fille, par le plus beau soleil, se sent un point d’angoisse, si elle renifle, dans les fêtes et les siècles les plus splendides, une fuite de mauvais gaz, elle doit y aller, la jeune fille est la ménagère de la vérité, elle doit y aller jusqu’à ce que le monde pète et craque dans les fondements des fondements et les générations des générations, dussent mille innocents mourir la mort des innocents pour laisser le coupable arriver à sa vie de coupable ! Regardez les deux innocents. C’est ce qui va être le fruit de leurs noces : remettre à la vie pour le monde et les âges un crime déjà périmé et dont le châtiment lui-même sera un pire crime. Comme ils ont raison de dormir pendant cette heure qu’ils ont encore ! Laissons-les. Moi je vais faire un tour. Je les réveillerais. J’éternue toujours trois fois quand la lune prend sa hauteur, et éternuer dans ses mains c’est prendre un risque effroyable. Mais vous tous qui restez, taisez-vous, inclinez-vous !… C’est le premier repos d’Électre !… C’est le dernier repos d’Oreste !