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RUY BLAS Victor Hugo
ACTE III, scène 2

LE PAGE, bas : Le comte Guritan, qui revient de Neubourg.
RUY BLAS, avec un geste de surprise : Ah! Page, enseigne-lui ma maison du faubourg. Qu'il m'y vienne trouver demain, si bon lui semble. Va.
Le page sort. Aux conseillers :
Nous aurons tantôt à travailler ensemble. Dans deux heures, messieurs. Revenez. Tous sortent en saluant profondément Ruy Blas. Ruy Blas, resté seul, fait quelques pas en proie a une rêverie profonde. Tout à coup, à l'angle du salon, la tapisserie s'écarte et la reine apparaît. Elle est vêtue de blanc avec la couronne en tête elle parait rayonnante de joie et fixe sur Ruy Blas un regard d'admiration et de respect. Elle soutient d'un bras la tapisserie, derrière laquelle on entrevoit une sorte de cabinet obscur où l'on distingua une petite porte. Ruy Blas, en se retournant, aperçoit la reine, et reste comme pétrifié devant cette apparition.

ACTE III, scène 3

RUY BLAS, LA REINE.
LA REINE : Oh merci
RUY BLAS : Ciel!
LA REINE : Vous avez bien fait de leur parler ainsi. Je n'y puis résister, duc, il faut que je serre Cette loyale main si ferme et si sincère
Elle marche vivement à lui et lui prend la main, qu'elle presse avant qu'il ait pu s'en défendre.
RUY BLAS, bas: La fuir depuis six mois et la voir tout à coup
RUY BLAS, Haut: Vous étiez là madame ?
LA REINE : J'étais là. J'écoutais avec toute mon âme
RUY BLAS, montrant la cachette : Je ne soupçonnais pas. Ce cabinet, madame.
LA REINE :Personne ne le sait. C'est un réduit obscur
Que don Philippe Trois fit creuser dans ce mur,
D'où le maître invisible entend tout comme une ombre.
Là j'ai vu bien souvent Charles Deux, morne et sombre,
Assister aux conseils où l'on pillait son bien,
Où l'on vendait l'état.
RUY BLAS : Et que disait-il ?
LA REINE : Rien
RUY BLAS :Rien? Et que faisait-il?
LA REINE :Il allait à la chasse.
Mais vous j'entends encor votre accent qui menace.
Comme vous les traitiez d'une haute façon,
Et comme vous aviez superbement raison
Je soulevais le bord de la tapisserie,
le vous voyais. Votre oeil, irrité, sans furie,
Les foudroyait d'éclairs, et vous leur disiez tout.
Vous me sembliez seul être resté debout!
Mais où donc avez-vous appris toutes ces choses ?
D'où vient que vous savez les effets et les causes?
Vous n'ignorez donc rien? D'où vient que votre voix
Parlait comme devrait parler celle des rois?
Pourquoi donc étiez-vous, comme eût été Dieu même,
Si terrible et si grand?
RUY BLAS :Parce que je vous aime
Parce que je sens bien, moi qu'ils haïssent tous,
Que ce qu'ils font crouler s'écroulera sur vous
Parce que rien n'effraye une ardeur si profonde,
Et que pour vous sauver je sauverais le monde
Je suis un malheureux qui vous aime d'amour.
Hélas! je pense à vous comme l'aveugle au jour.
Madame, écoutez-moi. J'ai des rêves sans nombre.
Je vous aime de loin, d'en bas, du fond de l'ombre
Je n'oserais toucher le bout de votre doigt,
Et vous m'éblouissez comme un ange qu'on voit!
-Vraiment, j'ai bien souffert. Si vous saviez, madame
Je vous parle à présent. Six mois, cachant ma flamme,
J'ai fui. Je vous fuyais et je souffrais beaucoup.
Je ne m'occupe pas de ces hommes du tout,
Je vous aime 0 mon Dieu, j'ose le dire en face
A votre majesté. Que faut-il que je fasse?
Si vous me disiez meurs je mourrais. J'ai l'effroi
Dans le coeur. Pardonnez
LA REINE :Oh parle ravis-moi
Jamais on ne m'a dit ces choses-là. J'écoute!
Ton âme en me parlant me bouleverse toute.
J'ai besoin de tes yeux, j'ai besoin de ta voix.
Oh c'est moi qui souffrais Si tu savais cent fois,
Cent fois, depuis six mois que ton regard m'évite.
Mais non, je ne dois pas dire cela si vite.
Je suis bien malheureuse. Oh! je me tais. J'ai peur!
RUY BLAS, qui l'écoute avec ravissement : Oh! madame, achevez! vous m'emplissez le coeur!
LA REINE :Eh bien, écoute donc
Levant les yeux au ciel.
Oui, je vais tout lui dire.
Est-ce un crime? Tant pis! Quand le coeur se déchire,
Il faut bien laisser voir tout ce qu'on y cachait.
Tu fuis la reine? Eh bien, la reine te cherchait.
Tous les jours je viens là, là, dans cette retraite,
T'écoutant, recueillant ce que tu dis, muette,
Contemplant ton esprit qui veut, juge et résout,
Et prise par ta voix qui m'intéresse à tout.
Va, tu me sembles bien le vrai roi, le vrai maître.
C'est moi, depuis six mois, tu t'en doutes peut-être,
Qui t'ai fait, par degrés, monter jusqu'au sommet.
Ou Dieu t'aurait dû mettre une femme te met.
Oui, tout ce qui me touche a tes soins. Je t'admire.
Autrefois une fleur, à présent un empire
D'abord je t'ai vu bon, et puis je te vois grand.
Mon Dieu! c'est à cela qu'une femme se prend!
Mon Dieu! si je fais mal, pourquoi, dans cette tombe,
M'enfermer, comme on met en cage une colombe,
Sans espoir, sans amour, sans un rayon doré?
Un jour que nous aurons le temps, je te dirai
Tout ce que j'ai souffert. -Toujours seule, oubliée
Et puis, à chaque instant, je suis humiliée.
Tiens, juge, hier encor. Ma chambre me déplaît.
Tu dois savoir cela, toi qui sais tout, il est
Des chambres où l'on est plus triste que dans d'autres,
J'en ai voulu changer. Vois quels fers sont les nôtres,
On ne l'a pas voulu. Je suis esclave ainsi!
Duc, il faut, dans ce but le ciel t'envoie ici,
Sauver l'état qui tremble, et retirer du gouffre
Le peuple qui travaille, et m'aimer, moi qui souffre.
Je te dis tout cela sans suite, à ma façon,
Mais tu dois cependant voir que j'ai bien raison.
RUYBLAS, tombant à genoux: Madame.
LA REINE, gravement : Don César, je vous donne mon âme.
Reine pour tous, pour vous je ne suis qu'une femme.
Par l'amour, par le coeur, duc, je vous appartien.
J'ai foi dans votre honneur pour respecter le mien.
Quand vous m'appellerez, je viendrai. Je suis prête.
0 César! un esprit sublime est dans ta tête.
Sois fier, car le génie est ta couronne, à toi
Elle baise Ruy Blas au front. Adieu.
Elle soulève la tapisserie et disparaît.