MENU
ON PURGE BEBE Georges Feydeau

Extrait

Surgissant en trombe par la porte, pan coupé. Tenue de souillon ; peignoir-éponge dont la cordelière non attachée traîne par ; petit jupon de soie sur la chemise de nuit qui dépasse par en bas : bigoudis dans, les cheveux ; bas tombant sur les savates. Elle tient un seau de toilette plein d’eau à la main.

JULIE :                     Alors, quoi ? Tu ne peux pas te déranger ? Non ?
FOLLAVOINE :       Ah! Je t’en prie, n’entre donc pas toujours comme une bombe!… Ah!
JULIE :                      Oh! Pardon!  Tu ne peux pas te déranger ? Non ?
FOLLAVOINE :       Eh bien! Et toi ? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui me dérange plutôt que toi ?
JULIE :                      C’est juste! C’est juste! Nous sommes mariés, alors!…
FOLLAVOINE :       Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?…
JULIE :                      Ah! Je serais seulement la femme d’un autre, il est probable que!…
FOLLAVOINE :       Ah! Laisse-moi donc tranquille! Je suis occupé, v’là tout!
JULIE :                     Occupé! Monsieur est occupé! C’est admirable!
FOLLAVOINE :       Oui, occupé! Ah!
JULIE :  Quoi ?
FOLLAVOINE :       Ah çà! Tu es folle ? Tu m’apportes ton seau de toilette ici, à présent ?
JULIE :                     Quoi, "mon seau" ? Où ça, "mon seau" ?
FOLLAVOINE :       Ça!
JULIE :                     Ah! Là! C’est rien. C’est mes eaux sales.
FOLLAVOINE :       Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
JULIE :                      Mais c’est pas pour toi! C’est pour les vider.
FOLLAVOINE :       Ici ?
JULIE :                      Mais non, pas ici! Que c’est bête ce que tu dis-là ! Je n’ai pas l’habitude de vider mes eaux dans ton cabinet de travail ; j’ai du tact.
FOLLAVOINE :       Alors, pourquoi me les apportes-tu ?
JULIE :                      Mais pour rien! Parce que j’avais le seau en main pour aller le vider quand Rose est venue me rapporter ta charmante réponse : alors, pour ne pas te faire attendre…
FOLLAVOINE :       Tu ne pouvais pas le laisser à la porte ?
JULIE :                      Ah! Et puis tu m’embêtes ! Si ça te gêne tant, tu n’avais qu’à te déranger quand je te demandais de venir ; mais Monsieur était occupé ! à quoi ? Je te le demande.
FOLLAVOINE :       À des choses, probable !
JULIE :                     Quelles ?
FOLLAVOINE :       Eh! bien, des choses… Je cherchais "Îles Hébrides" dans le dictionnaire.
JULIE :                     Îles Hébrides ! T’es pas fou ? Tu as l’intention d’y aller ?
FOLLAVOINE :       On, je n’ai pas l’intention!
JULIE :                      Alors, qu’est-ce que ça te fait ?, En quoi ça peut-il intéresser un fabricant de porcelaine de savoir où sont les Hébrides ?
FOLLAVOINE :       Si tu crois que ça m’intéresse! Ah! bien!… je te jure que si c’était pour moi!… Mais c’est pour Bébé. Il vous a de ces questions! Les enfants s’imaginent, ma parole! que les parents savent tout!… "Papa, où c’est les Hébrides ? Quoi ? Où c’est les Hébrides, papa ?" Oh! J’avais bien entendu! J’avais fait répéter à tout hasard… "Où c’est, les Hébrides" ? Est-ce que je sais, moi! Tu sais où c’est, toi ?
JULIE :                      Bien oui, c’est… J’ai vu ça quelque part, sur la carte ; je ne me rappelle pas où.
FOLLAVOINE :       Eh! Aussi est-ce qu’on devrait encore apprendre la géographie aux enfants à notre époque ?…
JULIE :                     Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?
FOLLAVOINE :       Mais absolument! Est-ce que, quand tu as besoin d’une ville, tu vas la chercher dans la géographie ? Non, tu cherches dans l’indicateur! Eh! Ben, alors!…
JULIE :                      Mais alors, ce petit ? Tu ne l’as pas aidé ? Tu l’as laissé dans le pétrin ?
FOLLAVOINE :       Bédame! Comment veux-tu ? C’est-à-dire que, j’ai pris un air profond, renseigné ; celui du monsieur qui pourrait répondre mais qui ne veut pas parler et je lui ai dit : "Mon enfant, si c’est moi qui te montre, tu n’as pas le mérite de l’effort ; essaye de trouver, et si tu n’y arrives pas, alors je t’indiquerai".
JULIE :          Oui, vas-y voir!
FOLLAVOINE :       Je suis sorti de sa chambre avec un air détaché ; et, aussitôt la porte refermée, je me suis précipité sur ce dictionnaire, persuadé que j’allais trouver! Ah! bien, oui, je t’en fiche! Nibe.
JULIE :                     Dans le dictionnaire ? Allons, voyons! Voyons!…
FOLLAVOINE :       Oh! Tu peux regarder!… Non! Vraiment, tu devrais bien dire à mademoiselle de ne pas farcir la cervelle de ce petit avec des choses que les grandes personnes elles-mêmes ignorent… et qu’on ne trouve seulement pas dans le dictionnaire..
JULIE :                     Ah çà! Mais!… mais!…
FOLLAVOINE :       Quoi ?
JULIE :                     C’est dans les Z que tu as cherché ça ?
FOLLAVOINE :       Hein ?… mais… oui…
JULIE :                      Dans les Z, les Hébrides ? Ah! bien, je te crois que tu n’as pas pu trouver.
FOLLAVOINE :       Quoi ? C’est pas dans les Z ?
JULIE :                     Il demande si c’est pas dans les Z!
FOLLAVOINE :       C’est dans quoi, alors ?
JULIE :                      Ah! Porcelainier, va!… Tiens, tu vas voir comme c’est dans les Z. Euh!… "Ébraser, Èbre, Ébrécher…" C’est dans les E, voyons! "… Ébriété, ébroïcien, ébro.." Tiens! Comment ça se fait ?
FOLLAVOINE :       Quoi ?
JULIE :                     Ça n’y est pas!
FOLLAVOINE :       Ah! Ah! Je ne suis pas fâché!… Toi qui veux toujours en savoir plus que les autres!…
JULIE :                      Je ne comprends pas : ça devrait être entre "ébrécher" et "ébriété".
FOLLAVOINE :       Quand je te dis qu’on ne trouve rien dans ce dictionnaire! Tu peux chercher les mots par une lettre ou par une autre, c’est le même prix! On ne trouve que des mots dont on n’a pas besoin!
JULIE :                     C’est curieux!
FOLLAVOINE :       Tout de même, je vois que la "porcelainière" peut aller de pair avec le "porcelainier".
JULIE :                      En tous cas j’ai cherché dans les E ; c’est plus logique que dans les Z.
FOLLAVOINE :       Ah! Là, là! "Plus logique dans les E"! Pourquoi pas aussi dans les H ?
JULIE :                      "Dans les H… dans les H…"! Qu’est-ce que ça veut dire ça, "dans les H" ? Mais, au fait… dans les H… pourquoi pas ?… mais oui : "Hébrides… Hébrides", il me semble bien que ?… oui!  H!… H… H…
FOLLAVOINE :       Quoi, "achachache" ?
JULIE :                      "Hèbre, Hébreux, Hébrides"! Mais oui, voilà : "Hébrides", ça y est!
FOLLAVOINE :       Tu l’as trouvé ? (Dans son mouvement, il est allé donner du pied contre le seau qu’il n’a pas vu. Avec rage.) Ah! là, voyons!
JULIE :                     En plein : "Hébrides, îles qui bordent l’Ecosse au nord".
FOLLAVOINE :       Eh! bien, voilà!
JULIE :                     Et dire qu’on cherchait dans les "E" et dans les "Z"…
FOLLAVOINE :       On aurait pu chercher longtemps!
JULIE :                     Et c’était dans les "H"!
FOLLAVOINE :       Qu’est-ce que je disais!
JULIE :                     Comment, "ce que tu disais"!
FOLLAVOINE :       Eh! Ben, oui, quoi ? C’est peut-être pas moi qui ai dit : "Pourquoi pas dans les H ?"
JULIE :                     Pardon! Tu l’as dit!… tu l’as dit… ironiquement.
FOLLAVOINE :       Ironiquement! En quoi ça, ironiquement ?
JULIE :                      Absolument! Pour te moquer de moi : "Ah! Pourquoi pas aussi dans les H" ?
FOLLAVOINE :       Ah! bien, non, tu sais!…
JULIE :                      C’est moi alors qui, subitement, ai eu comme la vision du mot.
FOLLAVOINE :       "Comme la vision du mot"! C’est admirable! "Comme la vision du mot"! Cette mauvaise foi des femmes! Je te dis : "Pourquoi pas dans les H ?" Alors tu sautes là-dessus, tu fais : "Au fait oui, dans les H, pourquoi pas ?" Et tu appelles ça : "avoir la vision mot" ? Ah! bien, c’est commode!
JULIE :                      Oh! C’est trop fort! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire! Quand c’est moi qui ai cherché dedans!
FOLLAVOINE :       Oui, dans les E!
JULIE :                      Dans les E… dans les E d’abord ; comme toi avant, dans les Z ; mais ensuite dans les H.
FOLLAVOINE :       L’air détaché, les yeux au plafond,— Belle malice, quand j’ai eu dit : "Pourquoi pas dans les H" ?
JULIE :                     Oui, comme tu aurais dit "Pourquoi pas dans les Q" ?
FOLLAVOINE :       Oh! Non, ma chère amie, non! Si nous en arrivons aux grossièretés!…
JULIE :                     Quoi ? Quoi ? Quelles grossièretés ?
FOLLAVOINE :       Eh! bien, oui, oui!… bon! c’est bon!
JULIE :                     Quoi ? Qu’est-ce que tu cherches ?
FOLLAVOINE :       Je cherche… je cherche… je cherche où mettre ça.
JULIE :                      Eh! bien, pose-le par terre.
FOLLAVOINE :       Oui.
JULIE :                     Non, tu sais, avoir l’aplomb de prétendre!…
FOLLAVOINE :       Oh!… mais oui, là! Puisque c’est entendu! C’est toi qui as trouvé.
JULIE :                      Mais, parfaitement, c’est moi! Il ne s’agit pas d’avoir l’air de me faire des concessions.
FOLLAVOINE :       Ah! Et puis, je t’en prie, en voilà assez, hein! Avec tes E, tes Z, tes H et tes Q! C’est vrai ça! Tiens, tu ferais mieux d’aller t’habiller!
JULIE :                     Me dire que je n’ai pas eu la vision!…

Menu