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LE BOURGEOIS GENTILHOMME Molière
Acte II Scène 5
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Que voulez-vous apprendre ?
MR JOURDAIN : Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les envies du monde d'être savant ; et j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j'étais jeune.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Ce sentiment est raisonnable Nam sine doctrina vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute.
MR JOURDAIN : Oui, mais faites comme si je ne le savais pas : expliquez-moi ce que cela veut dire.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Cela veut dire que sans la science, la vie est presque une image de la mort.
MR JOURDAIN : Ce latin-là a raison.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
MR JOURDAIN : Oh ! oui, je sais lire et écrire.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?
MR JOURDAIN : Qu'est-ce que c'est que cette logique ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit.
MR JOURDAIN : Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : La première, la seconde et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde de bien juger par le moyen des catégories et la troisième, de bien tirer la conséquence par le moyen des figures Barbara, Clarent, Darii, Ferio, Baralipton, etc.
MR JOURDAIN : Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Voulez-vous apprendre la morale ?
MR JOURDAIN : La morale ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Oui.
MR JOURDAIN : Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et...
MR JOURDAIN : Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables ; et il n'y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m'en prend envie.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
MR JOURDAIN : Qu'est-ce qu'elle chante, cette physique ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.
MR JOURDAIN : Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
MR JOURDAIN : Apprenez-moi l'orthographe.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Très volontiers.
MR JOURDAIN : Après, vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a point.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu'elles expriment les voix ; et que les consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix : A, E, I, 0, U.
MR JOURDAIN : J'entends tout cela.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A
MR JOURDAIN : A, A. Oui.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut: A, E.
MR JOURDAIN : A, E, A, E. Ma foi ! Oui. Ah ! Que cela est beau !
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de l'autre et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
MR JOURDAIN : A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
MAITRE DE PHILOSOPHIE : La voix 0 se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : 0.
MR JOURDAIN : 0, 0. Il n'y a rien de plus juste. A, E, I, 0, I, 0. Cela est admirable ! I, 0, I, 0.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un 0.
MR JOURDAIN : 0, 0, 0. Vous avez raison: 0. Ah la belle chose, que de savoir quelque chose !
MAITRE DE PHILOSOPHIE : La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les joindre tout à fait : U.
MR JOURDAIN : U, U. Il n'y a rien de plus véritable: U.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue: d'où vient que si vous la voulez faire à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.
MR JOURDAIN : U, U. Cela est vrai. Ah ! que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
(...)
MR JOURDAIN : Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Fort bien.
MR JOURDAIN : Cela sera galant, oui.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
MR JOURDAIN : Non, non, point de vers.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Vous ne voulez que de la prose ?
MR JOURDAIN : Non, je ne veux ni prose ni vers.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Il faut bien que ce soit l'un ou l'autre.
MR JOURDAIN : Pourquoi ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Par la raison, Monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose ou les vers.
MR JOURDAIN : Il n'y a que la prose ou les vers ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Non, Monsieur : tout ce qui n'est point prose est vers ; et tout ce qui n'est pas vers est prose.
MR JOURDAIN : Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc que cela ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : De la prose.
MR JOURDAIN : Quoi ? quand je dis : " Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit ", c'est de la prose ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Oui, Monsieur.
MR JOURDAIN : Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût mis d'une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d'un...
MR JOURDAIN : Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai dit: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Il faut bien étendre un peu la chose.
MR JOURDAIN : Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
MAITRE DE PHILOSOPHIE : On peut les mettre premièrement comme vous avez dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien : D'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d'amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d'amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d'amour.
MR JOURDAIN : Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE : Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
MR JOURDAIN : Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
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