MENU
KNOCK Jules Romain
Acte II scène 6 - Knock, les deux gars de village .
KNOCK , à la cantonade. : Mais, Mariette, qu'est-ce que c'est que tout ce monde? (Il regarde sa montre.) Vous avez bien annoncé que la consultation gratuite cessait à onze heures et demie?
LA VOIX DE MIARIETTE : Je l'ai dit. Mais ils veulent rester
KNOCK : Quelle est la première personne? (Deux gars s'avancent. Ils se retiennent de rire, se poussent le coude, clignent de l'oeil, pouffant soudain. Derrière eux, la foule s'amuse de leur manège et devient assez bruyante. Knock feint de ne rien remarquer.) Lequel de vous deux?
LE PREMIER GARS , regard de côté, dissimulation de rire et légère crainte. : Hi! Hi! Hi! Tous les deux. Hi! Hi! Hi!
KNOCK : Vous n'allez pas passer ensemble?
LE PREMIER : Si! Si! Hi! Hi! Si! Si! (Rires à la cantonade.)
KNOCK : Je ne puis pas vous recevoir tous les deux à la fois. Choisissez. D'abord, il me semble que je ne vous ai pas vus tantôt. Il y a des gens avant vous.
LE PREMIER : Ils nous ont cédé leur tour. Demandez-leur. Hi! Hi! (Rires et gloussements.)
LE SECOND , enhardi . : Nous deux, on va toujours ensemble. On fait la paire. Hi! hi! hi! (Rires à la cantonade.)
KNOCK , il se mord la lèvre et du ton le plus froid: Entrez. (Il referme la porte. Au premier gars.) Déshabillez-vous. (Au second, lui désignant une chaise.) Vous, asseyez-vous là. (IIs échangent encore des signes, et gloussent, mais en se forçant un peu.)
LE PREMIER , il n'a plus que son pantalon et sa chemise. : Faut-il que je me mette tout nu?
KNOCK : Enlevez encore votre chemise. (Le gars apparaît en gilet de flanelle.) Ça suffit. (Knock s'approche, tourne autour de l'homme, palpe, percute, ausculte, tire sur la peau, retourne les paupières, retrousse les lèvres. Puis il va prendre un laryngoscope à réflecteur, s'en casque lentement, en projette soudain la lueur aveuglante sur le visage du gars, au fond de son arrière-gorge, sur ses yeux. Quand l'autre est maté, il lui désigne la chaise longue. ) Étendez-vous là-dessus. Allons. Ramenez les genoux (Il palpe le ventre, applique çà et là le stéthoscope.) Allongez le bras. (Il examine le pouls. Il prend la pression artérielle.) Bien. Rhabillez-vous. (Silence. L'homme se rhabille.) Vous avez encore votre père?
LE PREMIER : Non, il est mort.
KNOCK : De mort subite?
LE PREMIER : Oui.
KNOCK : C'est ça. Il ne devait pas être vieux?
LE PREMIER : Non, quarante-neuf ans.
KNOCK : Si vieux que ça! (Long silence. Les deux gars n'ont pas la moindre envie de rire. Puis Knock va fouiller dans un coin de la pièce contre un meuble, et rapporte de grands cartons illustrés qui représentent les principaux organes chez l'alcoolique avancé, et chez l'homme normal. Au premier gars, avec courtoisie.) Je vais vous montrer dans quel état sont vos principaux organes. Voilà les reins d'un homme ordinaire. Voici les vôtres. (Avec des pauses.) Voici votre foie. Voici votre coeur. Mais chez vous, le coeur est déjà plus abîmé qu'on ne l'a représenté là-dessus.
Puis Knock va tranquillement remettre les tableaux à leur place.
LE PREMIER, très timidement. : Il faudrait peut-être que je cesse de boire?
KNOCK : Vous ferez comme vous voudrez.
Un silence.
LE PREMIER : Est-ce qu'il y a des remèdes à prendre?
KNOCK : Ce n'est guère la peine. (Au second.) A vous, maintenant.
LE PREMIER : Si vous voulez, monsieur le docteur, je reviendrai à une consultation payante?
KNOCK : C'est tout à fait inutile.
LE SECOND , très piteux. : Je n'ai rien, moi, monsieur le docteur.
KNOCK : Qu'est-ce que vous en savez?
LE SECOND , il recule en tremblant. : Je me porte bien, monsieur le docteur.
KNOCK : Alors pourquoi êtes-vous venu?
LE SECOND , même jeu . : Pour accompagner mon camarade.
KNOCK : Il n'était pas assez grand pour venir tout seul? Allons! Déshabillez-vous.
LE SECOND , il va vers la porte . Non, non, monsieur le docteur, pas aujourd'hui. Je reviendrai, monsieur le docteur.
Silence. Knock ouvre la porte. On entend le brouhaha des gens qui rient d'avance. Knock laisse passer les deux gars qui sortent avec des mines diversement hagardes et terrifiées, et traversent la foule soudain silencieuse comme à un enterrement.