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ROMEO ET JULIETTE Tragédie de William Shakespeare
Traduction de Victor Bourgy
Acte II scène 2
ROMEO : C'est elle que voilà ; oh ! C'est ma bien-aimée !
Oh ! Si elle savait seulement que je l'aime !
Elle parle, d'une voix inaudible ; tant pis.
Son œil est éloquent et je vais lui répondre.
Présomptueux, ce n'est pas à toi qu'elle parle.
Au firmament, deux des étoiles les plus belles,
Ayant affaire ailleurs, sollicitent ses yeux
De briller sur leurs orbes, là-haut, en leur absence.
Et si ses yeux avec les astres permutaient ?
La splendeur de ses joues ferait honte aux étoiles
Comme le jour fait honte au lumignon ; ses yeux
Illumineraient tant les espaces du ciel
Que l'oiseau, oubliant qu'il fait nuit, chanterait.
Voici que sur sa main elle incline sa joue.
Ah ! Que ne suis-je un gant sur cette douce main
Pour toucher cette joue !
JULIETTE : Malheureuse !
ROMEO : (à part) Elle parle.
Parle encore, ô ange radieux ; car dans la nuit
Glorieuse est ta splendeur au-dessus de ma tête,
Autant que celle d'un messager ailé du ciel
Sous les yeux chavirés des hommes éblouis,
Qui renversent la tête afin de l'admirer
Quand il va chevauchant les indolents nuages
Et vogue sur le sein des vents.
JULIETTE : (croyant être seule) Ô Roméo,
Roméo, mais pourquoi donc es-tu Roméo ?
Renie ton père et dépouille-toi de ton nom,
Ou si tune veux pas, fais serment de m'aimer
Et moi, je cesserai d'être une Capulet.
ROMEO : (à part) Dois-je écouter la suite ou bien dois-je parler ?
JULIETTE : Il n'y a que ton nom qui soit mon ennemi.
N'étant pas Montaigu, tu resterais toi-même.
Qu'est-ce que Montaigu ? Est-ce la main, le pied,
Est-ce le bras, la face ou quelque autre partie
Du corps humain ? Mais non. Oh ! Prends un autre nom !
Qu'est-ce après tout qu'un nom ? Ce qu'on appelle rose,
Sous un autre vocable, aurait même parfum.
Roméo, s'il n'était « Roméo », garderait
Cette admirable perfection qui est la sienne
Sans ce nom-là. Alors, défais-toi de ton nom,
Car il n'est pas toi, Roméo, et en échange
Tout entière prends-moi.
ROMEO : (à Juliette) Oui, je te prends, au mot.
Dis seulement « Je t'aime », et je me rebaptise.
Dorénavant je ne serai plus Roméo.
JULIETTE : Qui donc es-tu, toi que la nuit cèle aux regards,
Et qui surprends ainsi mon secret ?
ROMEO : Je ne sais
Par quel nom je pourrais te dire qui je suis.
Mon nom, très chère sainte, m'est odieux à moi-même,
Puisqu'il est à tes yeux celui d'un ennemi.
S'il était là, écrit, je le déchirerais.
JULIETTE : Mes oreilles n'ont pas encore bu cent paroles
Prononcées par ta bouche, mais j'en connais le son.
N'es-tu pas Roméo, du clan des Montaigu ?
ROMEO : Ni l'un ni l'autre, belle enfant, s'ils te déplaisent.
JULIETTE : Comment es-tu venu ici, dis, et pourquoi ?
Les murs du verger sont bien hauts pour l'escalade,
Et cet endroit serait ta mort, vu qui tu es,
Si l'un de mes cousins te découvrait ici.
ROMEO : Ce mur, l'amour me l'a fait franchir sur son aile :
Comment barrer la route à l'amour par des pierres ?
Ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter.
C'est pourquoi tes cousins ne sont pas un obstacle.
JULIETTE : Si on te voit ici, tu seras mis à mort.
ROMEO : Hélas ! Il est plus grand péril en ton regard
Qu'en vingt de leurs épées ! Mais fais-moi les yeux doux
Et je suis à l'abri de leur inimitié.
JULIETTE : Je ne voudrais, pour rien au monde, qu'ils te voient.
ROMEO : Le manteau de la nuit me dérobe à leurs yeux,
Et qu'ils me trouvent donc, si tu ne m'aimes pas,
Mieux vaut subir la mort sous les coups de leur haine
Que vivre plus longtemps sans être aimé de toi.
JULIETTE : Mais quel guide avais-tu pour venir en ce lieu ?
ROMEO : L'amour, qui tout d'abord fit que j'en eux envie.
Il m'offrit ses conseils ; je lui prêtai mes yeux.
Je ne suis pas marin ; pourtant, si tu vivais
Aux bords que vient baigner la mer la plus lointaine,
Je risquerais ma vie pour un pareil butin.
JULIETTE : Tu sais que la nuit met son masque sur ma joue,
Sinon tu y verrais une rougeur de vierge,
Pour les mots que ce soir tu m'as entendu dire.
Je voudrais respecter les formes ; je voudrais
Nier ce que j'ai dit ; mais adieu, bienséance !
M'aimes-tu ? Je sais bien ce que tu vas répondre :
« Oui », et je vais te croire. Mais si tu fais serment,
Tu peux le violer. Jupiter rit, dit-on,
Des parjures d'amants. Ô noble Roméo,
Si tu m'aimes, avoue-le en toute bonne foi ;
Je ferai la revêche hautaine et dirai non,
Pour que tu me courtises ; sinon, pour rien au monde.
Mais vrai, beau Montaigu, je suis trop amoureuse,
Et tu trouves peut-être ma conduite légère.
Mais crois-moi, noble amis, je serai plus fidèle
Qu'une autre plus habile à feindre la réserve.
Je n'ai guère montré de réserve, je l'avoue,
Mais tu avais surpris déjà à mon insu
L'aveu de mon amour sincère. Pardonne-moi,
Ne prends pas pour amour léger cet abandon
Dont la nuit noire t'a livré le lourd secret.
ROMEO : Madame, je fais serment par la lune bénie
Qu'on voit ourler d'argent la cime de ces arbres
JULIETTE : Oh non ! ne jure pas par la lune inconstante
Qui en un mois change sans arrêt sur son orbe,
De crainte que ta foi, comme elle, ne varie.
ROMEO : Par quoi dois-je jurer ?
JULIETTE : Ne jure pas du tout.
S'il le faut, jure par ta gracieuse personne,
Ce dieu qui est l'objet de mon idolâtrie ;
Je te croirai.
ROMEO : Si mon cœur éperdu d'amour –
JULIETTE : Non, tiens, ne jure pas. Bien qu'en toi soit ma joie,
Je n'ai pas joie de l'engagement de ce soir.
Il est trop prompt, trop irréfléchi, trop risqué,
Trop semblable à l'éclair qui cesse d'être avant
Qu'on ait pu dire « Il brille ». Doux ami, bonne nuit.
Cet amour en bouton, au souffle de l'été,
Peut éclore et, le jour où nous nous reverrons,
S'épanouir. Bonsoir. La nuit te soit sereine !
Et fasse que la paix, de nos âmes soit reine !
ROMEO : Oh ! tu veux me laisser ainsi insatisfait ?
JULIETTE : Quelle satisfaction espères-tu ce soir ?
ROMEO : Le serment mutuel d'aimer fidèlement.
JULIETTE : Je t'ai donné ma foi, devançant ta requête ;
Pourtant je voudrais qu'elle fût encore à offrir.
ROMEO : Tu voudrais la reprendre ? Dans quel but, mon amour ?
JULIETTE : Pour être généreuse et te la redonner.
Mais je veux seulement ce qui est déjà mien.
Ma largesse, comme la mer, est sans limites
Et mon amour aussi profond. Plus je te donne,
Plus je possède, car tous les deux sont infinis.
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