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LES FUGUEUSES Christophe Duthuron & Pierre Palmade

Scène 1

Margaux, mère de famille et Claude, retraitée, sont sur le bord d’une nationale. Elles ne se connaissent pas.

MARGAUX : Ca ne vous dérange pas que je sois là ?
CLAUDE : Non.
MARGAUX : Enfin, que je sois là depuis plus longtemps que vous ?
CLAUDE : Mais non.
MARGAUX : C’est ça ! Vous vous dites je vais me mettre devant elle, comme ça la première voiture qui s’arrête, c’est moi qui monterai dedans !
CLAUDE : Ah, vous faites du stop ?
MARGAUX : Non, je vends des valises ! A 3h00 du matin, sur une nationale, je me suis dit que je pourrai faire du chiffre !
CLAUDE : C’est original !
MARGAUX : Mais c’est pas original, c’est faux ! Evidemment que je fais du stop ! Et la première voiture qui s’arrête, elle est pour moi !
CLAUDE : Oh la, ma petite fille, je ne veux pas gâcher le début de vos vacances, mais moi faut vraiment que je parte là, maintenant et tout de suite !
MARGAUX : Mais je ne pars pas en vacances ! Moi aussi il faut que je parte là, maintenant et tout de suite !
CLAUDE : Bon, peut-être, mais moi c’est une urgence !
MARGAUX : Mais moi aussi, c’est une urgence ! Je suis attendue !
CLAUDE : Et moi je suis poursuivie ! Voilà !
MARGAUX : Moi aussi je suis poursuivie !
CLAUDE : Ah bon, et par qui ?
MARGAUX : Par des gens qui m’attendent, voilà !
CLAUDE : N’importe quoi !
MARGAUX : Non, non, pas n’importe quoi ! Parce qu’à force de m’attendre, forcément, au bout d’un moment, ils vont me poursuivre ! Et puis j’ai pas à me justifier !
CLAUDE : Ma petite fille, je joue ma vie là !
MARGAUX : Ah, vous jouez là ? Mais moi je ne joue pas ! C’est sérieux !
CLAUDE : Et moi, c’est grave !
MARGAUX : Eh ben, moi aussi c’est grave ! Je suis en danger là !
CLAUDE : Moi aussi, je suis en danger !
MARGAUX : Oui, mais moi je suis une femme ! Une femme seule, au bord de la route, en pleine nuit !
CLAUDE : Bataille !
MARGAUX : Ah non pas bataille ! Je suis une proie moi. Vous, c’est pas pareil.
CLAUDE : Et pourquoi moi se serait pas pareil ?
MARGAUX : Ben parce que…et ben oui…bah voilà ! Vous êtes âgée, vous ne risqué rien !
CLAUDE : Qu’est ce que vous voulez dire ?
MARGAUX : Ecoutez, ne me forcez pas à être désagréable.
CLAUDE : J’ai l’impression qu’on a pas besoin de vous forcer ! Vous y arrivez très bien toute seule !
MARGAUX : Toute seule ??? Qui c’est qui déboule sur ma nationale pendant que je suis tranquillement en train de faire du stop ? Parce que moi, j’était tranquillement en train de faire du stop ! Toute seule, j’étais tranquille ! Toute seule, je suis désagréable avec personne, moi ! Tout va très bien !
CLAUDE : Et bah, si tout va très bien, qu’est ce que vous m’emmerdez ? Profitez-en de votre nationale, moi je ne fais que passer ! Je saute dans la première voiture et je vous laisse !
MARGAUX : Je ne sais même pas pourquoi je vous parle ! J’étais en premier, voilà, point !
CLAUDE : Non pas point, virgule ! Tranquille, et moi je suis arrivée pas tranquille du tout, dans l’urgence de trouver une bagnole !
MARGAUX : Ma bagnole !
CLAUDE : Sa bagnole ! Ma bagnole !
MARGAUX : C’est ce que je dis : ma bagnole !
Une voiture passe !
MARGAUX :Ma bagnole !
Mais elle ne s'arrète pas
CLAUDE : Et ben voilà, elle est passée votre bagnole ! La prochaine, c’est la mienne !
MARGAUX : Alors ça, c’est ce qu’on va voir !
Elle va de l’autre côté de la route et expose sa jambe sur sa valise.
CLAUDE : Ah d’accord, vous avez rien trouvé de mieux ?
MARGAUX : Si ! Elle défait son manteau, elle est en robe de soirée.
CLAUDE : Ah d’accord, j’avais pas compris !
MARGAUX : Et compris quoi ?
CLAUDE : Mais bien sûr ! Suis-je bête !
MARGAUX : Pas compris quoi ?
CLAUDE : Bah que vous êtes là pour travailler !
MARGAUX : Mais elle me traite de pute !
CLAUDE : Non, non, je ne vous traite pas ! J’ai beaucoup de respect pour cette profession !
MARGAUX : Mais je ne suis pas une pute ! Mais ça va pas ? Vous êtes tordue ! Qu’est ce que vous allez chercher là ? Je suis une mère de famille très respectable, qui quitte tout simplement son foyer !
CLAUDE : En robe du soir ?
MARGAUX : Oui, en robe du soir ! C’est l’anniversaire de ma fille figurez-vous ! 18 ans, c’est une date, non ? Et en bonne mère de famille, je me suis coiffée, maquillée et habillée !
CLAUDE : Et votre départ, c’est le cadeau ?
MARGAUX : C’est celui que je me suis fait en tout cas.
CLAUDE : Ah ! Donc c’est la première fois que vous faites la pute ?
MARGAUX : Je ne fais pas la pute ! Je fais une fugue !
CLAUDE : Une fugue ?
MARGAUX :Oui, voilà, je fais une fugue ! C’est ça, une fugue ! Vous faites ce que vous voulez, vous. Moi, je fais une fugue !
CLAUDE : Je fais une fugue !
MARGAUX : Voilà ! Je fais une fugue, voilà !
CLAUDE : Mais non ! Moi aussi, je fais une fugue !
MARGAUX : Ah bon ! Et ben…ah bon ?
CLAUDE : Bataille !
MARGAUX : Et vous fuguez d’où ?
CLAUDE : D’une maison de retraite !
MARGAUX : D’où ?
CLAUDE :« Des Glaïeuls » !
MARGAUX : C’est quoi « Les Glaïeuls » ?
CLAUDE : En général, c’est des fleurs assez moches ! Mais là, c’est une maison de retraite, assez moche aussi, d’ailleurs. Avec des vieux dedans, moches, qui déambulent dans des peignoirs moches et qui dorment dans des chambres moches… Et croyez-moi, c’est très dur ! D’être une belle femme au milieu de tout ça !
MARGAUX :C’est complètement ridicule de fuguer d’une maison de retraite !
CLAUDE : Parce que quitter sa famille pour les 18 ans de sa fille c’est plein de bon sens !
MARGAUX : On voit bien que vous ne les connaissez pas !
CLAUDE : Parce que, vous, les Glaïeuls vous connaissez bien !
MARGAUX : Non, je ne connais pas les Glaïeuls, non ! Moi, si ma maison elle avait un nom de fleur, ça serait les Orties avec deux ronces qui poussent dedans. Elle jette un coup d’œil à son portable. Et qui ne se sont toujours pas rendu compte que j’étais partie ! Je ne le crois pas ça !
CLAUDE : Pourquoi, vous attendez des nouvelles là ? La page est bien tournée !
MARGAUX : Je ne veux pas de nouvelles. Je veux juste être sûre qu’ils ont bien trouvé mon mot d’adieu sur le lit.
CLAUDE : Ah bon, parce que vous avez peur qu’ils s’inquiètent ?
MARGAUX : C’est important pour moi de savoir que le message est bien passé ! Hein ? Que tout est clair !
CLAUDE : Y’avait quoi dans cette lettre ?
MARGAUX : C’était pas une lettre, c’était un mot !
CLAUDE : Mais il y avait quoi dans ce mot ?
MARGAUX : Un mot : « MERDE » !
CLAUDE : Et « merde » pour vous c’est clair, ils vont tout comprendre ?
MARGAUX : Oui, c’est clair ! Qu’est ce que vous voulez qu’ils comprennent d’autre ? Hein ? On dit pas : « tout va bien, merde », « je reviens dans 5 minutes, merde » ! Non, « merde », c’est « merde » ! Dans « merde », il n’y a rien d’autre que « merde » ! Enfin si, là il y a : j’en ai marre ! Ca fait 20 ans que je m’occupe de vos vies, de vos couches, de vos slips ! 20 ans que je n’ai plus 20 ans ! Que je m’oublie, que je me sèche, que je me fane ! Je ne ris plus, je ne pleure plus, je ne respire plus, j’étouffe, je crève, je PARS !
CLAUDE : Y’a tout ça dans « merde » ?!?! Eh bah merde !
MARGAUX :C’est une crise un peu plus profonde qu’un petit spleen de maison de retraite !
CLAUDE :Qu’est ce que vous en savez ?
MARGAUX : C’est vrai, j’en sais rien ! Mais je crois qu’à votre âge, ça serait plus raisonnable de faire gentiment demi-tour ! De repasser la porte d’entrée en disant : « coucou, c’est moi, quelle jolie balade ! » Hein ? Pipi, popo, le dentier dans le verre à dent et à demain !
CLAUDE : Dit-donc fleur de cactus ! J’ai fais aucun commentaire sur ta petite vie de ménagère merdique qui pleure ses 18 ans, au lieu de fêter ceux de sa fille ! Alors, tu arrêtes tout de suite avec cet air condescendant ! Parce que mon dentier, tu vas te le prendre dans la gueule ! Avec le verre à dent et quelques glaïeuls pour faire plus joli ! Parce que tu t’es peut-être trompée de mari, mais moi j’avais trouvé le bon ! Il est mort il y a 6 mois, sans m’avoir laissé un petit mot sur le lit ! Tu vois, moi, même un petit « merde », ça m’aurait fait plaisir ! Alors attendre mon tour dans une maison de retraite qu’on habille en nom de fleur, alors qu’il y pousse que des chrysanthèmes, c’était l’idée de mon fils, c’était pas la mienne ! Alors, je ne sais pas où je vais, mais je sais ce que je fuis ! Et celle de nous deux qui devrait rebrousser le chemin tant qu’il en est encore tant, je crois que c’est toi, ma petite fille ! Putain, ce que ça fait du bien de gueuler un bon coup !
Le portable de Margaux sonne (message). Tiens, ils l’ont lu ton « merde » ! Alors qu’est ce qu’il disent ?
MARGAUX :« Fais ce que tu veux, nous on va se coucher »
Une voiture s’arrête, Claude s’en approche.
CLAUDE : Bah alors, tu viens ?
Et elle partent toutes les deux…

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