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ESPECES MENACEES Ray Cooney
MARIE : Mais qu'est-ce qu'il fout…Mais qu'est-ce qu'il fout, ce con ! Aaah !...Mais qu'est-ce que t'as fabriqué ? (Yvon la regarde, interdit) T'as presque une heure de retard, Yvon Jacques et Sylvie vont arriver d'une minute à l'autre... (Yvon la regarde sans rien dire, toujours aussi hébété) Et puis, va te changer... Tu ne vas pas rester comme ça pour dîner... (Yvon regarde ailleurs, même jeu) Je me suis fait du souci, moi, je ne savais pas si je devais faire partir le gigot... Yvon, réponds-moi! Dis quelque chose!
YVON : Pages jaunes !
MARIE : Quoi?
YVON : Pages jaunes ! Bottin ! (Yvon se précipite vers la console et revient avec le bottin des pages jaunes.)
MARIE : Pourquoi, pages jaunes?
YVON : (en cherchant) Agences de voyages Non fermées à cette heure-ci ! Air France ! (Il feuillette rapidement les pages.)
MARIE : Tu as eu un accident, c'est ça. hein ? Je ne sais pas pourquoi mais je le sentais...
YVON : (en lisant) « Transports aériens » - Air Afrique... Air France 01 44 08 22 22. (Yvon balance le bottin par-dessus son épaule, et va prendre le téléphone sur le bureau)
MARIE : Pourquoi : Air France?
YVON : ( en composant le numéro) 01.44.08.22.22
MARIE : Yvon ! Jacques et Sylvie viennent dîner, ici, ce soir !
YVON : (au téléphone) Air France ?
MARIE Pour ton anniversaire !
YVON : (au téléphone) Je voudrais deux billets d'avion, s'il vous plaît.
MARIE Des billets d'avion?
YVON : (au téléphone) Pour ce soir.
MARIE   : Ce soir ?!
YVON : (au téléphone) N'importe où !
MARIE Yvon!
YVON : (au téléphone) Oui, n'importe où... Mais très loin
MARIE : Mais qu'est-ce qui te prend ! Jacques et Sylvie vont arriver...
YVON : (au téléphone) Pardon ? Quelle heure ? Quittez pas. (A Marie) Combien de temps pour aller à Roissy ?
MARIE : Tu as bu !
YVON : En taxi.
MARIE : Souffle ! (Elle se penche près de son visage) Pastis ! Tu as bu !
YVON : Il est... (Il consulte sa montre) 19 heures 30.
MARIE : Raccroche!
YVON : Taxi. 20 heures. Roissy 21 heures. (Au téléphone) Embarquement 22 heures.
MARIE : Yvon, pour l'instant. J'essaie de rester calme…
YVON : (au téléphone) C'est ça, n'importe quel vol à partir de 22 heures.
MARIE : ... Mais, je sens que je ne vais pas tarder à exploser
YVON : Va faire les valises. Et prends les passeports. (Il indique le bureau)
MARIE : Yvon !
YVON : Et une seule valise Une petite. (Au téléphone) En première, évidemment...
MARIE : Yvon, je vais pleurer.
YVON : Marie) Tu prends juste une poignée de slips, on achètera le reste à l'arrivée.
MARIE : À l'arrivée où ?
YVON : (au téléphone) Buenos Aires ? Formidable. Il fait beau là-bas ?... 22 heures 15 Ça nous laisse un quart d'heure pour le Duty-Free. C'est parfait.
MARIE : Yvon, s'il te plaît... 
YVON : (au téléphone) Non, je règle en espèces, à l'aéroport.
MARIE : C'est ton anniversaire.
YVON : (au téléphone) Non, pas de retour. Deux allers simples. On ne revient pas. Monsieur et madame Lemouél, Yvon et Marie. Oui, (dans une heure et demie. Merci beaucoup. Très aimable, au revoir. (Yvon raccroche.)
MARIE : Yvon…
YVON : Tsss... Tsss... ]‘sss... (Il redécroche le téléphone et compose une nouvelle fois le numéro A Marie) Brosse à dents, dentifrice, rasoir, ça suffit. (Au téléphone) Allô, les Taxis Bleus ? Je voudrais une voiture le plus vite possible. Deux personnes pour Roissy... 01 54 08 36 66. C'est à Saint-Maur, 152 rue Pierre-Brossolette, oui... un gros pavillon avec des volets fuchsia... Quinze minutes ? Merci.
MARIE : Yvon...
YVON : Marie, écoute...
MARIE : Non, toi tu m'écoutes ! Tu as bu, tu n'as pas l'habitude et tu as disjoncté !
YVON : Je n'ai pas disjoncté.
MARIE : Si Tu as disjoncté. Je ne sais pas ce qui te prend, mais, il est hors de question que l'on aille à Buenos-Aires ce soir parce que Jacques et Sylvie viennent dîner ici pour ton anniversaire, c'est clair? (Pendant ce qui suit, Yvon prend la serviette et l'ouvre pour en montrer le contenu à sa femme) On te donne beaucoup trop de travail au bureau. Tu es surmené, c'est pas grave. Mais il faut que tu te reposes. Tu as besoin de calme... (Soudain, elle découvre le contenu de la serviette. elle pousse un cri) Qu'est-ce que c'est que ça ?
YVON : Sept millions trois cent cinquante mille francs.
MARIE : C'est quoi ?
YVON : Nouveaux.
MARIE : Mais c'est quoi ?
YVON : Des sous. De l'argent. En liquide. Sept millions trois cent cinquante mille francs. En billets de cinq cents. Quatorze mille sept cents billets de 500 francs. Sept millions trois cent cinquante mille francs, nouveaux, en billets anciens.
MARIE : Mais c'est quoi ?
YVON : C'est une grosse somme, Marie, passeports ! ( Il va lui-même chercher les passeports dans le bureau. Marie feuillette les liasses de billets qui son tentourés d'élastiques. Il est évident que ce sont des billets usagés.
MARIE : Tu peux me dire ce que fait cet argent dans ta serviette ?
YVON : Ce n'est pas ma serviette.
MARIE : Qu'est ce que tu racontes ?
YVON : Je suis descendu de RER à Saint-Maur, comme d'habitude, j'ai pris la rue de la République , comme d'habitude, ma serviette à la main, Ils sont où les passeports ?
MARIE : Tiroir du bas... Ensuite ?
YVON : J'avais un peu froid, alors je me suis dit : je vais mettre mes gants et mon écharpe, ils étaient dans ma serviette — je me suis arrêté. J'ai ouvert ma serviette, mais ce n'était pas ma serviette.
MARIE : Pas ta serviette ?
YVON : Ah ! Passeports.
MARIE : Comment ça : «  pas ta serviette » ?
YVON : J'ai dû faire l'échange dans le RER et prendre celle-là par erreur. Ou c'est quelqu'un d'autre qui a pris la mienne par erreur et qui m'a laissé la sienne. (Il va vers la serviette.)
MARIE  : Pourquoi tu ne l'as pas rendue tout de suite ?
YVON : Rendue à qui ? J'étais sous le choc. Qu'est-ce que tu ferais, toi, si tu ouvrais ton sac à main pour te refaire une beauté et que tu tombais sur sept millions trois cent cinquante mille francs ?
MARIE : Comment connais-tu le montant exact ?
YVON : Je les ai comptés.
MARIE Tu les as comptés ! En plein milieu de la rue de la République.. .
YVON : Non. À La Chope de Rodez.
MARIE : Je savais que tu avais bu.
YVON : J'avais besoin d'un remontant, J'avais les larmes aux yeux. Qu'est ce que l'aurais fait, toi ?
MARIE : J'aurais rapporté l'argent à la police.
YVON : Moi, j'ai commandé un grand Ricard et puis je me suis enfermé dans les toilettes.
MARIE : Dans les toilettes ?
YVON : Pour vérifier que c'était vrai Je me suis assis et j'ai compté.
MARIE : Yvon !
YVON : Ensuite, je suis retourné au bar et j'ai bu mon Ricard.
MARIE : Et puis?
YVON : Et puis ? J'en ai pris un deuxième. Là-dessus, je suis retourné aux toilettes et j ‘ai recompté.
MARIE : Et ça t'a pris une heure ?
YVON : Je ne vais pas te mentir, j'en ai bu un troisième et je suis redescendu une troisième fois aux waters pour recompter. J'y croyais pas !
MARIE l : Yvon !
YVON : Marie !... On n'aura jamais une autre occasion comme celle-là. Il faut sauter dessus. (Il revient à la serviette et défait une des liasses)
MARIE : Mais on ne peut pas émigrer... comme ça !
YVON : Mais si on peut Ça c'est pour le Duty-Free, (Il fourre quelques billets dans sa poche)
MARIE : Ce n'est pas notre argent, Yvon !
YVON : Maintenant, si ! Va faire les valises.
MARIE : Mais. Yvon, c'est du vol !
YVON : Pas du tout J'ai longuement réfléchi, assis sur les waters. Cet argent doit être de l'argent sale. Forcément Des liasses de billets usagés entourés d'élastiques, ça sent la magouille, t'es d'accord? Cet argent n'a pas été déclaré, pas d'impôt, pas de TVA... du black Cet argent n'existe pas et comme il n'existe pas, je n'ai pas pu le voler.
MARIE : Mais...
YVON : Marie, J'ai ma conscience pour moi. Ça fait 20 ans qu'on me paye une misère pour compter le pognon des autres et ben, c'est fini ! Là, je viens de toucher mes indemnités,,, Avec ça, tout est possible On recommence une nouvelle vie au soleil... On file à Buenos-Aires On ouvre n'importe quoi, un petit resto., tiens, un bar à cidre et si ça marche, on fait galette !
MARIE : Mais la police...
YVON : Comment veux-tu que la police sache quelque chose... Le type qui a perdu cet argent, risque pas de porter plainte... Va faire la valise, j'te dis.
MARIE : Yvon... Je veux dîner avec Jacques et Sylvie Je veux manger notre gigot Je veux rester ici au 152 rue Pierre-Brossolette, Je veux me lever demain matin et ouvrir les volets sur notre jardin et puis descendre et donner à manger à notre chat. Je veux...
YVON : Marie, tu ne comprends pas. On ne peut pas rester ici. Je peux plus retourner au bureau. Je suis grillé !
MARIE : C'est pas trop tard...
YVON : Mais si ! J'ai la serviette d'Al Capone et Al Capone a la mienne dans laquelle il y a les papiers du bureau avec l'adresse du bureau. Lundi matin. Al Capone va débouler pour s'occuper de sa serviette et de celui qui l'a récupérée. J'ai tendance à penser qu'il serait plus raisonnable que nous soyons à quelques milliers de kilomètres.., dans un pays comme l'Argentine en train de servir des crêpes sous un nom d'emprunt.., un nom de crêpier... Le Goff par exemple...
MARIE : Mais Yvon. Il nous retrouvera. Qu'on s'appelle Le Goff. Dupont ou Durand.
YVON : Comment ? Il ne saura pas où on est.
MARIE : Mais la police ? Interpol ?
YVON : Oublie Interpol. Il ne peut pas aller à la police pour les raisons que je t'ai déjà expliquées. Al Capone a truandé la société de sept millions trois cent cinquante mille francs et il vient de se faire avoir comme un gamin par ton petit Yvon, Marie Lemouél
MARIE : Je ne t'ai jamais vu comme ça.
YVON : C'est parce que j'attendais le bon moment pour déployer mes ailes, Marie. Voila pourquoi !
MARIE : Mais moi je t'aimais comme tu étais avant, un peu veule, une sorte de... chiffe molle.
YVON : Cet homme n'existe plus
MARIE  : Je ne veux pas y aller.
YVON : Comment ça ?
MARIE : Je ne veux pas aller en Argentine.
YVON : Ne sois pas idiote On est allés trois fois à Marbella. Tu as adoré. C'est pareil, c'est la même langue.
MARIE : C'était des vacances, pas de l'émigration,
YVON : Écoute, si tu n'aimes pas l'Argentine, on n'y passera qu'une nuit je ne peux pas te dire mieux et on ira ailleurs en Australie. Aux Antilles. À Bali. Tiens on achètera Bali Ça doit pas être bien grand. Ça doit pas être bien cher...
MARIE : Mais moi je suis contente ici, Yvon je ne veux pas déménager. Et Peluche ?
YVON : Ils prennent les chats dans les avions, tu sais,
MARIE : Et la famille ?
YVON Quelle famille ? On n'a pas de famille.
MARIE : André et Maude.
YVON : Maude, c'est ta cousine germaine, on ne l'a pas vue depuis vingt ans..
MARIE : Je lui envoie une carte de vœux tous les ans.
YVON : Cette année, tu l'enverras de Buenos-Aires Signé Le Goff. Ça les changera. Les valises !
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