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POIL DE CAROTTE Jules Renard
Comme Brutus
MONSIEUR LEPIC : Poil de Carotte, tu n'as pas travaillé l'année dernière comme j'espérais. Tes bulletins disent que tu pourrais beaucoup mieux faire. Tu rêvasses, tu lis des livres défendus. Doué d'une excellente mémoire, tu obtiens d'assez bonnes notes de leçons, et tu négliges tes devoirs. Poil de Carotte, il faut songer à devenir sérieux.
POIL DE CAROTTE : Compte sur moi, papa. Je t'accorde que je me suis un peu laissé aller l'année dernière. Cette fois, je me sens la bonne volonté de bûcher ferme. Je ne te promets pas d'être le premier de ma classe en tout.
MONSIEUR LEPIC : Essaie quand même.
POIL DE CAROTTE : Non, papa, tu m'en demandes trop. Je ne réussirai ni en géographie, ni en allemand, ni en physique et chimie, où les plus forts sont deux ou trois types nuls pour le reste et qui ne font que ça. Impossible de les dégoter; mais je veux --écoute, mon papa-- je veux, en composition française, bientôt tenir la corde et la garder, et si malgré mes efforts elle m'échappe, du moins je n'aurai rien à me reprocher, et je pourrai m'écrier fièrement, comme Brutus: O vertu ! Tu n'es qu'un nom !
MONSIEUR LEPIC : Ah ! Mon garçon, je crois que tu les manieras.
GRAND FRERE FÉLIX : Qu'est-ce qu'il dit, papa ?
SOEUR ERNESTINE : Moi, je n'ai pas entendu.
MADAME LEPIC : Moi non plus. Répète voir, Poil de Carotte ?
POIL DE CAROTTE : Oh ! Rien, maman.
MADAME LEPIC : Comment ? Tu ne disais rien, et tu pérorais si fort, rouge et le poing menaçant le ciel, que ta voix portait jusqu'au bout du village ! Répète cette phrase, afin que tout le monde en profite.
POIL DE CAROTTE : Ce n'est pas la peine, va, maman.
MADAME LEPIC : Si, si, tu parlais de quelqu'un, de qui parlais-tu ?
POIL DE CAROTTE : Tu ne le connais pas, maman.
MADAME LEPIC : Raison de plus. D'abord, ménage ton esprit, s'il te plaît, et obéis.
POIL DE CAROTTE : Eh bien, maman, nous causions avec mon papa qui me donnait des conseils d'ami, et par hasard, je ne sais quelle idée m'est venue, pour le remercier, de prendre l'engagement, comme ce Romain qu'on appelait Brutus, d'invoquer la vertu...
MADAME LEPIC : Turlututu, tu barbotes. Je te prie de répéter, sans y changer un mot, et sur le même ton, ta phrase de tout à l'heure. Il me semble que je ne te demande pas le Pérou et que tu peux bien faire ça pour ta mère.
GRAND FRERE FÉLIX : Veux-tu que je répète, moi, maman ?
MADAME LEPIC : Non, lui le premier, toi ensuite, et nous comparerons. Allez, Poil de Carotte, dépêchez.
POIL DE CAROTTE balbutie, d'une voix pleurarde. : Ve-ertutu-u n'es qu'un-un nom.
MADAME LEPIC : Je désespère. On ne peut rien tirer de ce gamin. Il se laisserait rouer de coups, plutôt que d'être agréable à sa mère.
GRAND FRERE FÉLIX : Tiens, maman, voilà comme il a dit: (Il roule les yeux et lance des regards de défi). Si je ne suis pas premier en composition française.(Il gonfle ses joues et frappe du pied), je m'écrierai comme Brutus: (il lève les bras au plafond. O vertu! Ils les laisse retomber sur ses cuisses), tu n'es qu'un nom ! Voilà comme il a dit.
MADAME LEPIC : Bravo, superbe ! Je te félicite, Poil de Carotte, et je déplore d'autant plus ton entêtement qu'une imitation ne vaut jamais l'original.
GRAND FRERE FÉLIX : Mais, Poil de Carotte, est-ce bien Brutus qui a dit ça ? Ne serait-ce pas Caton ?
POIL DE CAROTTE : Je suis sûr de Brutus. "Puis il se jeta sur une épée que lui tendit un de ses amis et mourut."
SOEUR ERNESTINE : Poil de Carotte a raison. Je me rappelle même que Brutus simulait la folie avec de l'or dans une canne.
POIL DE CAROTTE : Pardon, soeur, tu t'embrouilles. Tu confonds mon Brutus avec un autre.
SOEUR ERNESTINE : Je croyais. Pourtant je te garantis que mademoiselle Sophie nous dicte un cours d'histoire qui vaut bien celui de ton professeur au lycée.
MADAME LEPIC : Peu importe. Ne vous disputez pas. L'essentiel est d'avoir un Brutus dans sa famille, et nous l'avons. Que grâce à Poil de Carotte, on nous envie ! Nous ne connaissions point notre honneur. Admirez le nouveau Brutus. Il parle latin comme un évêque et refuse de dire deux fois la messe pour les sourds. Tournez-le vu de face, il montre les taches d'une veste qu'il étrenne aujourd'hui, et vu de dos, son pantalon déchiré. Seigneur, où s'est-il encore fourré ? Non, mais regardez moi la touche de Poil de Carotte Brutus ! Espèce de petite brute, va!
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