ASCENSEUR POUR LES CHAFOUINS Pierre Desproges  
  | 
  
 
    Que   Lénine me pardonne, mais il faut vraiment être con ou Soviétique pour supporter   la promiscuité d'un con - ou d'un Soviétique - pendant six mois, dans   l'habitacle épouvantablement exigu d'une cabine spatiale. 
      Je me fais cette   réflexion chaque fois que je sors d'un ascenseur à moitié rempli d'un autre être   humain.  
      On se sent rarement aussi   profondément mal à l'aise que pendant ces expéditions qui vous laissent face à   face et ventre à ventre avec un compagnon de voyage qu'on ne vous a même pas   présenté et dont il faut subir la présence inopportune pendant trente-cinq à   quarante secondes, pour peu que lui aussi aille au septième.  
      Ainsi, hier soir, cauchemar : avant   même le lancement de la cabine, qui était prévu aux alentours du moment où l'un   ou l'autre déciderait d'appuyer sur le bouton de commande automatique de   l'appareil, je devinais d'emblée qu'il ne me faudrait attendre de cet homme,   nulle tendresse, nulle chaleur humaine, rien de ces petites attentions délicates   partagées qui font le charme des randonnées amicales. 
      De mon côté, je ne me   sentais en rien poussé vers lui. 
      L'idée ne m'effleura même pas de partager   avec lui ma passion pour les chroniques de Vialatte et les bordeaux vieux, ou   mon mépris pour le football et les endives braisées, ou alors il faut mettre   très tès peu d'eau, afin que l'endive "transpire" un maximum, et relever le plat   d'une pincée de poivre vert moulu qu'on aura soin de saupoudrer en toute fin de   cuisson, afin de n'en pas épuiser le fumet.  
      Entre cet homme et moi, le malaise   s'installa dès l'instant du décollage. 
      Alors que je pointais l'index vers le   bouton "7", dans le but de faciliter le déclenchement électronique destiné à   provoquer l'ascension de la cabine, dont une surpression hydraulique maintenait   jusque là l'adhérence au sol, le bougre eut la velléite d'en faire autant. 
      Si   bien que nos mains se frôlèrent assez sottement près du tableau de bord.  
      Aujourd'hui encore, je n'évoque pas   sans rougir la consternante banalité du dialogue qui s'ensuivit : 
      - Ho. 
      -   Ah, euh. 
      - Hin, hin, hin. 
      - Quel étage ? 
      - Septième. 
      - Moi   aussi. 
      - Hin, hin, hin. 
      - Hin, hin, hin.  
      Le décollage, cependant, s'effectua   sans histoire. 
      Nous avions presque dépassé le premier étage quand je sentis   que son regard était posé sur moi. 
      Je tournais alors le mien vers lui, afin   de l'inciter tacitement à détourner les yeux. 
      Ce qu'il fit, dans un mouvement   de menton qui le contraignit presque aussitôt à regarder le plafond de la cabine   avec fixité, attitude qui augmenta encore le ridicule de la situation dans la   mesure où il n'y avait strictement rien à voir sur le plafond, dont la totale   platitude n'était pas sans évoquer les plus belles pages d'Henri Bordeaux.  
      Afin de dissiper notre gêne qui   devenait presque intolérable aux abords du troisième étage, je tentais de   siffler, à bouche chuintée, les trois premières mesures du refrain des "Feuilles   mortes" de Prévert et Kosma, poursuivant dans cet effort le double but d'égayer   musicalement notre habitacle et de faire croire à mon compagnon que je ne   ressentais pas la tension angoissante de ce moment terrible.  
      Malencontreusement, l'homme dut faire   exactement le même raisonnement, et se mit simultanément à fredonner "Le petit   Quinquin" dans un murmure timide mais parfaitement distinct. 
      Quoiqu'à peine   audible, la cacophonie scandaleuse qui en résulta m'atteignit comme un camouflet   au niveau du quatrième.  
      Une   bouffée de désespoir existentiel m'envahit. 
      La vie m'apparut soudain plus   vaine et la fraternité humaine plus improbable. 
      Je portais instinctivement ma   main à ma bouche pour y étouffer un toussement volontaire, destiné à créer la   diversion, comme disent les commentateurs de matchs de football, dont le   quotient intellectuel n'atteint qu'exceptionnellement le chiffre de la   température anale, mais hélàs, dans ce geste de bienséance banale, je heurtais   légèrement, d'un coude hardi, la zone periombilicale du gilet de l'autre, qui me   tourna immédiatement le dos, dans un mouvement d'autoprotection instinctive,   auquel me semble-t-il, il faut ajouter un irrépressible besoin de me masquer son   trouble et d'empêcher aussi la reprise inévitable du dialogue déjà entrepris   avant le lancement : ho, euh, hin, hin, hin. 
      Je dis "mais hélàs", car à   l'issue de ce demi-tour spontané, et compte tenu de l'étroitesse de la cabine,   cet homme et moi nous retrouvâmes, malgré la solennité incontestable de nos   costumes croisés et le sérieux de nos attaché-cases, dans la position équivoque   de la sodomie verticale.  
      Aussi   inébranlables soient la virulence habituelle et la force tranquille dont   s'honore mon hétérosexualité latente, malgré aussi la virilité de la nuque rase,   et la forte senteur de tabac gris qui émanait du cadre supérieur auquel j'étais   ainsi accolé, j'en vins à prier Dieu de m'épargner la honte suprême d'une   involontaire érection, toujours à craindre en cas de contact intempestif entre   deux chairs humaines vivantes.  
      Une telle manifestation de ma   sanguinité n'aurait fait qu'ajouter encore au grotesque de la situation,   notamment à l'approche du septième ciel, alors même que l'idée de partager la   vie de cet homme, ne fût-ce qu'une seconde de plus, me paraissait absolument   intolérable.  
      Pour comble de   misère, je compris, quelques instants après l'atterrissage, que cette personne   était l'homme avec lequel j'avais rendez-vous pour aller visiter sa cave à vin,   dont il voulait céder quelques grands crus au plus offrant. 
      Nous reprîmes   l'ascenseur. 
     
      Menu 
       |